Coups de coeurs
"On m'appelle Demon Copperhead" de Barbara Kingsolver
Disponible à la bibliothèque-médiathèque sous la cote : KING
La romancière de Virginie pose le décor dans l’extrême sud-ouest de son Etat, dans une région collineuse des Appalaches, coincée entre le Kentucky et le Tennessee. «Vous avez le Nord et vous avez le Sud, et puis vous avez le comté de Lee, la capitale mondiale des perdants […] Paradis pourri où tous les maux du monde avaient élu domicile.» Fils d’une jeune toxicomane et d’un père mort avant sa naissance, son héros voit le jour à même le sol d’un vieux mobile home. «Déjà, je me suis mis au monde tout seul. Ils étaient trois ou quatre à assister à l’événement, et ils m’ont toujours accordé une chose: c’est moi qui ai dû me taper le plus dur, vu que ma mère était, disons, hors du coup.» Avec ses cheveux roux et ses yeux vert clair, Demon Copperhead est surnommé ainsi en référence à la couleur des vipères cuivrées de la région.
Blessure au genou
Parti de rien, le petit garçon va être confronté à toute la malchance du monde et au mépris de la société à l’égard des plus démunis. Il est d’abord flanqué d’un beau-père violent puis privé d’une mère internée pour une longue cure de désintoxication. Commence alors une série de placements dans des familles d’accueil peu recommandables, souvent exploité pour des travaux ingrats et épuisants, tandis que les services sociaux et de protection de l’enfance sont complètement défaillants. C’est ensuite le temps des mauvaises fréquentations et influences, des premières défonces, dès 11 ans, lors de pharmacy parties.
A 15 ans, alors que la chance semble enfin lui sourire avec la possibilité de percer dans une équipe junior de football américain, porte d’accès à une carrière prometteuse, il se blesse grièvement au genou. La suite se résume en trois lettres: Oxy, pour OxyContin, le puissant antidouleur à l’origine de la crise des opioïdes qui ravage les Etats-Unis et en particulier la région des Appalaches depuis plus de deux décennies. Le médicament est prescrit à Demon pour calmer ses souffrances. Il le pousse surtout dans le trou infernal de l’addiction.
Instinct de survie
Dans une formule inoubliable, l’orphelin malmené dira: «Le plus extraordinaire, c’est que tu peux commencer ta vie avec rien, la finir avec rien, et perdre tant de choses entre-temps.» Malgré toute cette misère, ces injustices, ces violences et ces drogues, Demon est habité par un instinct de survie sidérant, nourri par les super-héros de ses comics préférés et par le rêve de voir un jour l’océan. Son odyssée tragique est traversée par de rares éclats de bienveillance grâce à quelques rencontres: les Peggot, une famille pieuse, Coach et Angus, un entraîneur et sa fille, ainsi qu’un couple d’enseignants, les Armstrong.
Langue bien pendue
Point de contextualisation historique, sociologique ou statistique. Seuls comptent ici le vécu à ras la dèche et le regard d’un môme. La romancière a donc fait le choix de l’enfant que l’on écoute. Elle a donné une voix à celui qui se considère comme «un délinquant ignorant». Et son héros de se faire entendre sur plus de 600 pages époustouflantes, entre flux de conscience, oralité et langue bien pendue. La gouaille détonnante et irrésistible de Demon se déverse sans jamais lasser. On se laisse emporter par un langage instantané, torrent verbal d’insolence, de lucidité, de cynisme, de désespoir, mais aussi d’affection et d’amour.
L’auteure de L’Arbre aux haricots (1996), des Yeux dans les arbres (1999) et d’Un Autre Monde (2010) signe un retentissant roman d’apprentissage et de survie, une fresque sociale de l’Amérique la plus pauvre, épuisée et mal scolarisée qui soit. Demon Copperhead incarne à lui seul «un petit morceau pourri du rêve américain dont tout le monde aimerait être, enfin vous voyez. Débarrassé.» Charles Dickens certes, mais John Steinbeck (réalisme social) et Mark Twain (humour) veillent aussi sur ce livre.
Barbara Kingsolver a non seulement réussi à écrire le grand roman des Appalaches et de la crise des opioïdes, mais elle a également écrit le grand roman des rednecks – «pedzouilles, bouseux, ploucs, péquenauds. En bref, les Déplorables» – moqués et délaissés par l’Amérique progressiste et capitaliste. Grâce à cette immersion à hauteur d’enfant dans leur réalité quotidienne, l’écrivaine leur rend la dignité et l’humanité qu’ils méritent au-delà des indécrottables stéréotypes. Jean-François Schwab
www.letemps.ch, 01.08.2024