Fribourgeois installé en région genevoise, Jean-Victor Brouchoud a puisé dans ses souvenirs pour signer son premier roman. L’heure des taureaux allie intrigue à suspense et fine observation du monde rural.
Dès les premières pages, une évidence: le gars qui écrit ça sait de quoi il parle. Ces personnages, tout le monde les connaît, tout le monde les a croisés, ici ou ailleurs. Ce monde rural sonne parfaitement juste, entre les vaches à traire et le match de foot du dimanche, entre l’odeur de foin et les moissons, la cabane dans la forêt et les virées au bord de la rivière. Une intrigue au cordeau, une construction soignée, l’évocation des tourments de l’adolescence: avec L’heure des taureaux, Jean-Victor Brouchoud réussit un épatant premier roman.
Le héros, Bruno Roux, connaît quelques soucis scolaires. En conséquence, il ne passera pas son été 1992 en voyage avec les copains, mais au travail à la ferme. Nous sommes dans un village fictif, qui pourrait se situer dans la campagne fribourgeoise comme dans le Gros-de-Vaud.
Un lieu à la fois indéterminé et familier. Le roman débute par une impressionnante scène d’incendie, dont les causes se dévoileront peu à peu. Suit un flash-back, où une tension croissante conduit au drame, derrière la façade tranquille de cette vie paysanne. Ce roman, Jean-Victor Brouchoud l’a commencé il y a bien des années. «J’ai accumulé du matériel, des souvenirs, mais il me manquait les personnages et une intrigue», raconte-t-il, attablé dans un café genevois. Des souvenirs qui remontent à son adolescence, à Lentigny, et à cette ferme du village où il lui arrivait de donner des coups de main. Il y travaillait ce jour de 1993, où le rural a été détruit par le feu.
Comme un puzzle
«J’avais envie de raconter cet incendie, mais je ne savais pas où le placer dans le roman», sourit-il. Il pense d’abord à finir le livre par ce drame. Le choix d’ouvrir le récit avec cette séquence puissante lui permet au contraire de donner à son histoire une tension permanente: le lecteur sait ce qui va se passer, même s’il n’est pas au bout de ses surprises. Et le roman prend la forme d’un puzzle, dont les éléments s’imbriquent peu à peu, où chaque détail peut avoir des conséquences inattendues. Avec encore une seconde partie où le ton change, se charge de mélancolie.
Surtout, Jean-Victor Brouchoud ne se contente pas d’une intrigue bien ficelée, encore moins d’un roman purement régionaliste. «J’ai été marqué par la lecture de Ramuz, j’aime sa langue qui sent la terre.» Sans jamais en faire trop, il trouve les mots pour raconter un vêlage compliqué, pour dire les sandwichs de jambon gras, les bottes de paille et leurs ficelles qui scient les doigts, les joints qui circulent pour lutter contre le désœuvrement. Les non-dits et les silences, aussi, une forme de dureté chez ces hommes et ces femmes, par exemple ceux que l’on surnomme La Rogne, La Vergogne… Là, au milieu, passe Melody, la mystérieuse Melody, un peu perdue, tellement attachante, qui met Bruno en émoi.
«Après avoir écrit quelques souvenirs de la vie à la ferme, j’ai été libéré pour me concentrer sur les personnages. J’ai cherché une voix, avec en tête cient qui soit un conteur. Comme si quelqu’un racontait cette histoire au bistrot.» En parallèle à la tension créée par l’incendie initial, en naît une autre, liée à un match de foot entre villages voisins.
De Paris à Genève
Là encore, on sent le connaisseur dans cette ambiance de vestiaire, le discours de l’entraîneur, les commentaires à la buvette, «les lacets trop longs des chaussures de football» qui font «un tour sous le soulier et le foot que j’aime», précise Jean-Victor Brouchoud, qui a longtemps joué, toujours à Lentigny, et qui retrouve volontiers les copains, au bord du terrain, aujourd’hui encore.
Premier roman ne signifie toutefois pas premier essai, ni premier texte. En 2001, alors étudiant en lettres à l’Université de Fribourg, Jean-Victor Brouchoud (né en 1974) reçoit une bourse du canton pour occuper l’atelier Jean-Tinguely, à Paris, durant six mois. «J’écrivais alors plutôt des noupoèmes.» Il prolonge son séjour dans la capitale française, où il termine ses études, avant de rentrer en Suisse. A Fribourg, il enseigne quelque temps à l’Ecole Descartes (ex-Chassotte), puis s’installe en région genevoise, après son mariage en 2004.
«C’est après la naissance de notre deuxième fille, en 2009, que je suis arrivé au bout d’un roman. Il n’était pas bon, mais c’était une étape.» Suit un deuxième, non publié, avant cette Heure des taureaux, que les Editions Cousu Mouche ont accueillie avec enthousiasme. Entretemps, ce père au foyer de quatre filles (de 9 à 16 ans) a publié des poèmes au Cadratin (Délinquances, avec des œuvres de Sandrine Lyonnard, en 2006) et aux Editions Haut Bord, à Grenoble, en 2018 (Poisson fou – Herbes folles, avec Anaïs Escot).
Bouvier
Les heures passent, il se met à pleuvoir sur Genève, au moment où l’on parle de l’Ecosse, qui lui est chère, pays de son épouse. De la montagne valaisanne, aussi, de ces cadres qui pourraient inspirer de futurs écrits. «J’ai besoin de décors que je connais. J’ai envie de parler d’un lieu et ensuite de mettre une intrigue à l’intérieur.» La discussion s’étend aux auteurs qui ont compté dans son parcours, Cendrars, Cingria, Michaux… Et Nicolas Bouvier, surtout. «Il m’a donné envie de voyager et d’écrire.»
Plus récemment, la lecture de Maylis de Kerangal l’a marqué, sa manière en particulier de décrire une scène comme si elle était balayée par une caméra. Une impression que l’on retrouve au début de L’heure des taureaux, avec cet incendie qui réunit tout le village, les personnages qui se croisent et que l’on retrouvera tout au long du récit. C’est saisissant et d’emblée on se dit: le gars qui écrit ça en a sous la pédale. Eric Bulliard
lagruyere.ch, 30