Coups de coeurs
"Apaiser nos tempêtes" de Jean Hegland
Disponible à la bibliothèque-médiathèque sous la cote : HEGL
Apaiser les tempêtes maternelles
Vingt ans après sa publication aux Etats-Unis, «Apaiser nos tempêtes» de Jean Hegland sort en français. La romancière explore avec finesse la féminité, la sororité et l’amitié
Il a fallu attendre vingt ans depuis sa sortie aux Etats-Unis pour découvrir le livre phare de Jean Hegland en français en 2017. Dans la forêt – roman racontant la vie et la survie de deux sœurs adolescentes livrées à elles-mêmes en pleine forêt de séquoias au nord de la Californie – est devenu un best-seller, traduit en quelque 70 langues, adapté au cinéma et en bande dessinée. Ce succès échelonné dans le temps a complètement éclipsé les trois autres ouvrages de l’écrivaine américaine: un essai anthropologique sur la grossesse (The Life Within, 1991) et deux romans (Windfalls, 2004 et Still Time, 2015). En 2019, Jean Hegland a été accueillie par la Fondation Jan Michalski à Montricher pour l’écriture de son quatrième roman. Invitée également deux fois en marge et dans le cadre du festival L’Amérique à Oron, la revoici en Suisse le week-end prochain au Livre sur les quais à Morges.
La Californienne y présentera son deuxième roman, traduit donc seize ans après sa publication outre-Atlantique grâce aux Editions Phébus. Windfalls devient Apaiser nos tempêtes, et, comme Dans la forêt, on retrouve un binôme d’adolescentes au début de cette histoire qui fait à nouveau la part belle à la féminité, la sororité et l’amitié. Mais cette fois-ci, il s’agit d’un roman d’apprentissage sur la maternité, la parentalité et l’éducation, sur ce qu’être mère représente et signifie, particulièrement lorsque la responsabilité d’élever un enfant surgit alors que sa propre vie est encore en pleine mutation intime et en quête professionnelle.
C’est le cas d’Anna, étudiante en photographie issue d’un milieu privilégié, et de Cerise, lycéenne issue d’un milieu modeste: chacune tombe enceinte de manière involontaire. Anna avorte. «Elle ne s’était jamais posé la question de garder ou de ne pas garder. Pour elle, il avait été question d’être ou de ne pas être. Une mère.» Cerise garde l’enfant. Deux choix qui vont déterminer leur existence. On suit leurs parcours de manière parallèle, passant d’une vie à l’autre comme d’un paragraphe à l’autre, sur dix ans, jusqu’à une insoupçonnée rencontre entre les deux femmes devenues adultes. Anna est mariée et mère de deux enfants. Cerise est célibataire, sans-abri, mère d’une fille fugueuse et d’un bébé mort dans un incendie.
Avec une écriture à la fois sensuelle et organique, Jean Hegland varie ses focales narratives pour dresser le portrait de ses deux femmes, qui affrontent la vie chacune à sa manière. Elle est à l’aise avec tous les plans descriptifs: extérieurs, larges, rapprochés, fixes ou intérieurs. L’exploration de l’intériorité féminine est l’une des qualités premières de l’écrivaine, qui n’a pas peur de sonder les ambivalences du rapport à l’enfant, entre amour, dévotion, bonheur et responsabilité, mais aussi fatigue, angoisse, ennui et désespoir. Grossesse, accouchement et avortement sont abordés sans tabou et décrits sans détour.
Prenant indirectement soin l’une de l’autre, les deux héroïnes apprennent autant à être mères que femmes. A force de courage et de persévérance, elles tentent d’apaiser leurs tempêtes, et de se construire un avenir. Jean-François Schwab
Le Temps, 28.08.2021