Coups de coeurs
"Hors gel" d'Emmanuelle Salasc
Disponible à la bibliothèque-médiathèque sous la cote : SALA
Sous l'ombre menaçante d'une catastrophe, la désagrégation de jumelles en conflit. Une sombre dystopie non dénuée d'espoir
Presque vingt ans d’écriture au bord de l’extrême, à s’élancer dans la solitude de cimes peu explorées, à lancer les mots éblouissants et précis comme des piolets dans la roche. Et voilà qu’Emmanuelle P., devenue Emmanuelle S., monte encore plus haut, défaite de sa peau de Pagano, pour laisser pleinement respirer le nom de Salasc, son patronyme de naissance et de renaissance. Qui a suivi des yeux la route de la romancière sait la logique de ces retrouvailles généalogiques, annoncées il y a quatre ans dans son autobiographie Sauf riverains, où elle déterrait ses racines aveyronnaises pour remonter jusqu’au big bang. Les fidèles de son œuvre captivante connaissent aussi son attention aux liens du sang et du cœur qui ligotent et enlacent dans une même étreinte. Tout comme son attachement pointu aux questions environnementales, qu’elle place au centre de ses livres avec une obstination grandissante, propulsée par un attelage parfait d’exigences littéraires et scientifiques.
Niché dans les entrailles liquéfiées d’un glacier qui menace de sortir de ses gonds et de précipiter la population locale « au-dessus de l’après, au-dessus du rien », son nouveau roman observe d’encore plus près la trouble symbiose de l’être humain avec la nature. À l’image de ce décor qui l’a vue naître, l’héroïne fait face à un processus de fonte intérieure, après des années d’emprise paralysante sous le joug de sa sœur jumelle. Dotée d’un prénom de lumière, Lucie a toujours vécu dans l’ombre de Clémence, qui aurait pu s’appeler Menace, ou Colère, tant sa fureur tentaculaire a infiltré chaque interstice de leur vie familiale.
À trop vouloir porter secours à la seconde, la première n’a jamais réussi à exister. Mais sa personnalité poreuse a ses limites d’absorption, c’est une question de cycles de vie que le livre déroule dans toute leur inéluctable violence. Trajectoires, tempéraments, tout sépare ces deux filles de caractère, sauf leur refus d’être condamnées à « invivre », c’est-à-dire à subir l’invivable, selon le verbe qu’Emmanuelle Salasc emprunte à l’éducateur Fernand Deligny. Nées dans les années 2000, sous la mauvaise étoile de la catastrophe écologique, elles ont poussé au creux de « la montagne qui dévisse ». Une crise sanitaire leur a volé leur jeunesse, et quand 2056 arrive, elles sont en voie d’extinction, laminées par les épreuves, sur le point de disparaître à force de résistance recroquevillée.
Par son écriture d’une limpidité saisissante, où les fulgurances coulent de source et charrient une sensibilité vive, où le réalisme le plus cru est soudain baigné de féerie, où le sordide est cicatrisé par le surnaturel, Emmanuelle Salasc révèle la force cachée de ce phénomène de désagrégation intime, en synchronie avec l’anéantissement de la planète. La beauté du roman vient de cette promesse de renouveau, enfouie sous la peur. Les êtres y vibrent comme des forêts, les animaux y poussent des cris métalliques, les montagnes ont des cuisses, les replats sont des épaules, les glaciers vêlent. Ces échanges incessants témoignent d’une solidarité salutaire capable d’inverser le cours des tragédies. Et font de Hors gel une dystopie volcanique, brûlante d’espoir. Marine Landrot
Télérama, 18.08.2021