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Coups de coeurs

"Kuessipan" de Myriam Verreault

29 novembre 2021

Disponible à la bibliothèque-médiathèque sous la cote : M2908DVD kuessipan

L'autofiction pour dire la vie

La cinéaste québécoise Myriam Verreault signe Kuessipan, sur la vie d’adolescentes autochtones. Entre fictionnel et factuel, autobiographie et romanesque, l’équilibre est aussi vertigineux que rare.

Deux amies inséparables grandissent dans une communauté Innue au nord-est du Québec. En 2017, un rapport d’enquête y met en cause les réserves autochtones dans lesquelles les êtres «ne peuvent pas se développer ni s’émanciper». Il dénonce un système qualifié de «régime d’apartheid» auquel il «serait temps de mettre fin», ­relevant le manque d’emploi, la consommation de psycho­tropes, la criminalité, la violence conjugale…

Toutes ces réalités, souvent réduites à de simples statistiques, sont infusées en creux par le tandem au scénario qui réunit Myriam Verreault, cinéaste venue du documentaire, et l’écrivaine Innue Naomi Fontaine, autrice du récit poétique Kuessipan («à toi» ou «à ton tour»), feuilleté d’observations, tranches de vie, ressentis ou réflexions. Pour une réalisation oscillant du documentaire songeur à des tableaux photographiques proches de l’Américain Gergory Crewdson, en passant par le mélodrame intime et social.

 

A dessein, le film est voulu classique dans sa narration, tout en recourant à des interprètes autochtones non professionnel·les. De manière originale, voire déroutante, les coscénaristes y ajoutent une habile réflexion sur les puissances, failles et paradoxes de l’autofiction.

Kaléidoscopique et linéaire

Mikuan (Sharon Fontaine-Ishpatao, poignante et contradictoire) vit au sein d’une famille aimante, refusant d’enfiler les perles du destin tout tracé de sa mère au foyer. Sa copine Shaniss (Yamie Grégoire, contrainte puis apaisée) recolle les morceaux de son quotidien disloqué de fille mère en proie à un compagnon violent. Enfants, elles se promettent de rester fidèles à leur relation fusionnelle. A ce titre, la scène d’ouverture, une pêche nocturne, a valeur de pacte de sororité reconduit à l’adolescence.

A l’orée de leurs 17 ans, leur complicité se craquelle lorsque Mikuan s’amourache d’un Blanc, Francis – incarné tout en gêne par le seul comédien pro du casting, Etienne Galloy. Mikuan se prend à rêver de sortir de la réserve autochtone qui la limite et la constitue tout à la fois, embrayant sur l’écriture de soi libératrice stimulée par un atelier scolaire de creative writing. Paysagiste des sentiments, faisant un film avec les protagonistes Innue plutôt que sur, la cinéaste use de plans serrés comme de sondes sur les visages de ses actrices, où elle puise une émotion par instants proportionnellement inverse à la retenue de leurs performances.

Autofiction en question

Que reste-t-il de ces existences faites de rendez-vous manqués, de tragique et de solitudes? Chez Shaniss, la maternité précoce et l’abandon des études semblent lui dénier la possibilité de s’accomplir, dans cet espace qu’elle a renoncé à traverser, et qui semble l’imprégner, la sanctuariser dans une existence empêchée. Or, c’est précisément ce fatum d’indignité sociale et de manque de légitimité à exister que l’écriture fragmentaire et poétique de Fontaine s’emploie autant à mettre en lumière qu’à transcender. Jusqu’à une incertaine résilience.

Le film présente ainsi des ­séquences à la grammaire documentaire rigoureusement mise en scène, tel ce débat en classe sur la spoliation des terres ancestrales par le lobby minier et le mode de vie vernaculaire face à la standardisation consumériste. Mais aussi, comme filmée en apesanteur, une danse traditionnelle chaînant, comme l’ADN d’une communauté déshéritée et solidaire, les femmes de toutes générations d’une même famille sur une colonne sonore électro-pop atmosphérique.

«J’aurais aimé que les choses soient plus faciles à dire, à conter, à mettre en page, sans rien espérer, juste être comprise», confie la narratrice en voix off. Avant de conclure: «J’ai inventé des vies.» Kuessipan est un mélodrame aux teintes incroyablement contrastées. Il amène son public à adopter une posture aussi complexe et indécise que l’est celle de la narratrice. Ceci dans la mesure où ces deux instances signent un «pacte du leurre», tout entier dans l’aveu de l’autrice Naomi Fontaine: «J’ai mis de la neige sur ce qui est sale.» Ce pacte est aussi trouble que peut être clair le «pacte de sincérité» propre à l’autobiographie refigurée par le film. Bernard Tappolet

Le Courrier, 27.08.2021