Coups de coeurs
"Pourvu qu'il soit de bonne humeur" de Loubna Serraj
Disponible à la bibliothèque-médiathèque sous la cote : SERR
Le premier roman de la Marocaine, Prix Orange du livre en Afrique (POLA), est une ode magistrale à la libération des femmes assignées à résidence maritale et à haute marginalisation sociale.
Pendant que se multiplient les cycles de confinement et de déconfinement pour circonscrire les incendies sanitaires qui consument le monde, Loubna Serraj, romancière marocaine née en 1979 à Khouribga, évoque un autre type de réclusion involontaire dont il faudrait se défaire mais qui perdure. A travers Pourvu qu’il soit de bonne humeur, l’autrice nous plonge dans le Maroc des années quarante et cinquante et met en scène un mariage infernal dans lequel entre, innocente et incrédule, Maya. C’est en 1939, le lendemain de ses 15 ans, que la jeune fille amoureuse de lecture franchit le seuil de la vie conjugale par la porte du dégoût et des coups, car tout commence et se poursuit dans le viol, dans la brutale dépossession de son corps et l’anéantissement de ses sentiments.
Ce qui la submerge très vite, c’est d’abord la stupeur, puis cet aveu en forme d’abandon: «J’avais honte et j’ai toujours honte. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai honte de moi.» C’est à la fois le mutisme qui la congèle, de même que le silence social validant l’omerta générale sur les brutalités domestiques. Elles forment des bastilles à abattre où grenouillent la lâcheté et le meurtre par préméditation, toutes choses horribles qui lient les violents et leurs complices avachis dans les fauteuils de l’indifférence, lèvres et consciences cousues.
Loubna Serraj n’innove pas mais, dans la filiation de Nina Bouraoui et de Rachid Boudjedra, trouve les accents aigus qui décrivent l’horreur à bannir. Elle signale, en convoquant deux générations de femmes, les cinq rendez-vous manqués sous l’orage des coups: l’amour, le pacte de confiance, la liberté de conscience qui permet des échanges fondés sur la sincérité et non sur la trouille du plus fort, la rencontre intergénérationnelle, et enfin, par-delà le huis clos familial, l’impossible dialogue entre humains si l’on persiste à voir le monde comme régi par un ordre binaire dans lequel la raison appartient au plus cruel.
Nous l’avons rencontrée à Casablanca, qu’elle aime et dont elle souligne d’emblée le dynamisme économique. Elle y a connu une enfance heureuse avec des parents affectueux et soudés, et une sœur, Mounia Serraj, attentionnée. «Casablanca est une cité qui pulse, qui vibre, qui fait parfois enrager ses habitant·es par son gigantisme et sa propension à la démesure, car elle a une énergie folle: celle des métropoles cosmopolites qui avancent à pas de géant.»
Pourtant, ce n’est pas ici, où elle travaille, que Loubna Serraj a puisé la trame de son roman. Elle lui a été inspirée par une histoire qui s’est déroulée à Fès, réputée pour être la capitale spirituelle du pays. «Justement, cela m’intéressait de montrer qu’une ville exaltant sa singularité peut mieux faire, précise-t-elle, enjouée et piquante. En condamnant par exemple des comportements rétrogrades!» La romancière ne veut régler aucun compte, et ajoute: «Entendons-nous, Fès n’a pas le monopole des outrages faits aux femmes.» Et de saluer l’éducation qu’elle a reçue de ses parents, la confiance qu’ils ont placée dans les choix de leurs enfants.
Surtout en encourageant la lecture. «J’ai eu la chance de grandir dans une famille qui croyait dans le pouvoir des livres.» Toutes les occasions étaient bonnes pour en offrir: les cadeaux, les récompenses pour une année scolaire réussie, les voyages… c’est ainsi, tout naturellement, dit-elle, qu’elle a jonglé avec les mots, «que leur usage s’est de plus en plus ancré en moi, comme une deuxième peau, et que je me suis exprimée par écrit aussitôt que j’ai été invitée à le faire».
Dans quelles circonstances précises? «Vous êtes bien curieux, Monsieur (éclat de rire)… Simplement dans un cadre épistolaire et, bien sûr, lors des rédactions scolaires à partir desquelles les compliments des professeurs constituent les premiers leviers qui arment une confiance en soi et font miroiter un potentiel littéraire. Ma sœur Mounia aussi a toujours adoré lire ce que j’écris. Elle est mon indépassable supportrice!»
De formation économique, Loubna Serraj a d’abord exercé le métier de consultante en stratégie éditoriale avant de rejoindre La Croisée des Chemins, où son directeur, Abdelkader Retnani, lui a confié le rôle d’éditrice. Elle intervient aussi comme chroniqueuse à Luxe Radio, où elle tient deux chroniques hebdomadaires, l’une consacrée aux thèmes de son choix (sociétaux, politiques ou philosophiques) et l’autre, «L’Instant entre les lignes», exclusivement littéraire. Comme elle a toujours rêvé de s’impliquer dans la littérature et les médias, elle se définit comme une citoyenne comblée: «La lecture et l’écriture sont au cœur de mon existence et, comme une évidence, au centre de mes occupations professionnelles.»
Elle rend hommage aux auteurs et autrices qui l’ont marquée «et dont la grâce des mots m’a bercée. Je pense à Albert Camus, à Virginia Woolf, à Léon Tolstoï, à Doris Lessing ou à Fiodor Dostoïevski. J’ai été bouleversée aussi bien par l’imaginaire glaçant de George Orwell que par la justesse de plume parfois dérangeante de Toni Morrison, ou encore par l’ironie mordante d’un Bret Easton Ellis.» Elle ajoute à ces «sacrés monstres» les Marocains iconoclastes que sont Mohamed Choukri et son inclassable Pain nu, de même que le rayonnant Driss Chraïbi et son Passé simple. Elle évoque aussi d’autres gloires disparues, tel le trop discret mais subtil Mohamed Leftah, dont La Croisée des chemins vient de rééditer quatre ouvrages et auquel l’Académie du Royaume du Maroc rendra hommage cet automne à Rabat. «Je crois, assure-t-elle, que toute lecture laisse en nous des traces, parfois imperceptibles de prime abord, mais qui demeurent envers et contre tout.»
Dotée d’un tempérament volontaire, Loubna Serraj a érigé la curiosité en moteur de son existence et lit romans et essais, apprécie aussi bien les dystopies à la Alain Damasio, la plume d’un Stephen King, la liberté littéraire de Colette, qu’elle savoure un essai d’anthropologie signé David Graeber. De son fulgurant succès dans une compétition qui comptait 74 livres, elle dit n’avoir pas encore réalisé ce qui lui arrive: «J’étais déjà très heureuse de me retrouver parmi les six finalistes du Prix Orange du Livre en Afrique cette année. Remporter cette épreuve m’emplit évidemment de joie, parce que les messages de mon roman sont ceux de la liberté et du refus des violences conjugales. Je veux qu’ils soient partagés par tous au Maroc et ailleurs. Il faut sortir du déni et du délit pour rendre notre humanité meilleure qu’elle ne l’a été jusqu’ici», plaide Loubna Serraj.
Pourvu qu’il soit de bonne humeur vient de connaître en second tirage au Maroc et est aussi publié par la maison française Le Diable Vauvert. Il fera partie en septembre des ouvrages vedettes du Salon du livre africain à Paris. Loubna Serraj s’y rendra pour brandir haut l’étendard d’un monde plus pacifique qui bannit les violences faites aux femmes. Eugène Ebodé
Le Courrier, 29.07.2021